Où va le monde et que peuvent les hommes ? C’est à ces deux questions que l’éducation populaire tente à sa manière de répondre. En fait ces deux questions se ramènent à une seule : comment faire pour que les hommes qui sont le produit de l’Histoire – selon les cas et les moments, bénéficiaires ou victimes – puissent individuellement et collectivement faire l’Histoire et construire leur devenir commun ?
La question est d’une brulante actualité.
Il y a trois bonnes raisons de la poser :

– 1- La crise économique, sociale et écologique profonde que nous traversons nous conduit à penser que le monde ne peut rester en l’état et qu’il est urgent que les hommes reprennent collectivement leur destin en main.
– 2- Nous vivons un redéploiement des inégalités tant dans notre pays que sur l’ensemble de la planète. Entre les 5 % les plus riches de la Terre et les 5 % les plus pauvres, l’écart des revenus atteint 74 pour 1, contre 3 pour 1 en 1960. Ces inégalités menacent aujourd’hui l’unité du corps social.
– 3- La démocratie délégataire connaît une grave crise de légitimité. Les milieux populaires et les jeunes ne se sentent plus représentés et les Etats, même les plus démocratiques, sont dominés par les puissances économiques et financières qui les tiennent à leurs bottes.
Les hommes, notamment ceux qui subissent les événements, ont un urgent besoin de s’exprimer, de mettre des mots sur ce qu’ils vivent, d’apprendre à voir, de comprendre, de s’engager en sachant mieux l’Histoire qu’ils font. "Substituer enfin l’ambition d’éclairer les hommes à celle de les dominer", disait déjà Condorcet dans son Projet d’instruction publique de 1792. "Avoir la science de son malheur", dira cent ans plus tard Fernand Pelloutier, l’initiateur des Bourses du travail.
Une simple instruction du peuple dispensant un savoir, aussi pertinent soit-il, ne suffira pas si elle ne s’accompagne pas, comme ce fut le cas au moment de l’élaboration des Cahiers de doléances en 1789, de la construction de nouvelles intelligences et représentations collectives du monde permettant de donner un avenir au futur. L’éducation populaire peut et doit contribuer à ce processus nécessaire et ambitieux en œuvrant dans trois directions complémentaires et convergentes : l’émancipation qui consiste à sortir, aussi modestement que cela soit (une prise de parole, une indignation publiquement exprimée, un premier acte de résistance…) de la place qui vous a été assignée par les conditions sociales, les appartenances culturelles, le genre ou les handicaps de toutes sortes ; l’augmentation de la puissance d’agir permettant aux individus de reprendre leur destin en main ; l’engagement dans les transformations des rapports sociaux et politiques jugées pertinentes et que les situations imposent.
On comprend ainsi que l’éducation populaire est tout le contraire d’un acte pédagogique autoritaire qui va de ceux qui savent aux apprenants. Elle est un processus d’autorisation à dire et à faire ce qui était ou semblait préalablement interdit. Comment procède-t-elle ? L’histoire de l’éducation populaire spontanée ou agréée par l’Etat témoigne d’un foisonnement d’expériences dans les lieux et les domaines les plus divers : loisirs, quartiers, école, médias, monde du travail, espaces ruraux, hôpitaux psychiatriques, prisons… On peut cependant identifier quelques principes et processus qui éclairent, guident et sous-tendent les procédures et procédés pédagogiques :
– Le "voir, comprendre, agir" qui pendant longtemps servit de guide aux mouvements sociaux, de jeunesse et d’éducation populaires de toutes obédiences (républicaines, chrétiennes, socialistes, communistes, anarcho-syndicalistes…). Le "comprendre" n’est pas premier comme c’est le cas dans l’instruction. Il s’appuie sur l’observation à partir du point de vue où l’on se trouve et est orienté vers l’action, en situation.
– Le processus "paroles, savoirs, œuvre, pouvoir, émancipation" expérimenté et formalisé par Pierre Roche, sociologue au Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), où l’on voit que, de part en part, la culture est au travail, ouvre à la création (sociale, artistique, intellectuelle…), génère des savoirs "inouïs", chacun pouvant alors devenir "œuvrier" comme le dit si joliment Bernard Lubat. La mise en jeu qui a son origine dans la parole, même la plus modeste, devient "mise en je" comme le montre l’expérience accompagnée par Armand Gatti dans le quartier de la Croix des oiseaux à Avignon au début des années 1990 et qui conduit quinze jeunes en situation d’exclusion à la création de Ces empereurs aux ombrelles trouées jouée dans le cadre du festival.
– Partir de ce qui affecte et indigne les gens (voir les expériences de l’Université populaire – Laboratoire social de la Maison des jeunes et de la culture (MJC) de Ris-Orangis) et ainsi privilégier l’approche ascendante et transversale de la construction des savoirs à l’inculcation descendante qui est encore souvent celle de l’instruction et de l’éducation du peuple.
– Redonner un statut pédagogique et politique au conflit dans une société qui le refoule (voir Benasayag et Del Rey, Eloge du conflit) et lui préfère la violence ou les faux consensus. L’éducation populaire doit au contraire s’évertuer à réveiller les contradictions, à les mettre en mots et en travail de transformation visant à les dépasser, à traduire les rapports de violence réelle ou potentielle en rapports de sens.
L’APPROFONDISSEMENT DE LA DÉMOCRATIE
Ainsi conçue, l’éducation populaire devient une "opération culturelle", dit Michel De Certeau dans La culture au pluriel, qui "perturbe les constellations sociales en place". Il est à remarquer que tous les actes et mouvements sociaux et politiques de transformation qu’ils soient réformistes ou révolutionnaires, les plus modestes comme les plus spectaculaires, sont traversés et travaillés par des processus d’éducation populaire contribuant à accoucher d’une nouvelle conscience collective. "Maintenant, Avignon est enceinte de sa banlieue", dit Paul Blanc, le directeur de la MJC, au moment de l’opération conduite par Armand Gatti. La révolution tunisienne actuelle témoigne, à sa manière, que malgré les contraintes du pouvoir, la population, et tout particulièrement les jeunes, ont su mettre les nouvelles technologies de l’information et de la communication au service d’une compréhension porteuse d’émancipation, de capacité à agir ensemble et de transformation démocratique.
Confrontés aux questions sociales vives que leur posent les citoyens ainsi que ceux qui ne s’autorisent pas encore à le faire – car même les silences sont porteurs de sens –, les élus politiques et les institutions publiques seraient bien inspirés de faire une réelle place à l’éducation populaire et lui donner les moyens qu’elle mérite. "Nous avons un vrai combat à conduire vers l’électorat populaire", dit par exemple Ségolène Royal dans Le Monde daté 9 janvier. A quoi elle ajoute : "J’oppose au simplisme des replis identitaires, source de violence, la volonté de reconstruire une communauté nationale de travail, de dialogue et de création". Ce projet louable, dont il serait prétentieux de programmer d’en haut le déroulement et l’aboutissement, ne saurait prendre corps sans une reconnaissance et un engagement d’une éducation populaire traversant et travaillant le corps social. Il en va de l’avenir et de l’approfondissement de la démocratie.
Edgar Morin plaidant pour "une nouvelle inventivité politique" dans Le Monde daté 9 novembre se réfère à un proverbe turc : "Les nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra". Nous parions que si l’on veut faire advenir le jour, les nuits devront être éclairées par un travail culturel d’éducation populaire car "les têtes" ne pourront magiquement "surgir dans les désastres planétaires pour le salut de l’humanité". En effet, la situation, du local au global, est telle que, pour faire naître d’autres intelligences au service d’un nouveau projet de société, l’organisation d’états généraux de la transformation sociale et politique peut et doit être mise à l’ordre du jour. L’éducation populaire devra y prendre toute sa place. Qui prendra l’initiative de les convoquer ?
Christian Maurel,
_ sociologue, cofondateur du collectif national Education populaire et transformation sociale
Christian Maurel a publié Education populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation. (L’Harmattan, 2010).